![]() | Techniques modernes d'administration des archives et de gestion des documents : recueil de textes (UNESCO, 1985, 619 p.) |
![]() | ![]() | VI - Évaluations et éliminations |
par T.R. SCHELLENBERG
Ancien Archiviste Adjoint des Etats-Unis
Les archives qu'elles soient publiques ou privées, ont plusieurs sortes de valeurs.
La première valeur des archives publiques est administrative. Elles servent au travail des services administratifs, juridiques et fiscaux ; elles sont les instruments essentiels au moyen desquels ces services exécutent leurs tâches ; elles contiennent les preuves des engagements financiers et juridiques dont l'administration a besoin pour protéger ses intérêts ; elles constituent le grand fonds d'expérience que les fonctionnaires responsables utilisent pour faire face aux problèmes qui se posent à eux. En bref, elles sont les fondations sur lesquelles repose la structure de l'État.
Leur seconde valeur concerne les citoyens, car elles conservent des titres qui permettent de prouver des droits à la propriété, à la citoyenneté, à des pensions de retraite, à des prestations médicales ou sociales, et une foule d'autres droits.
Mais les archives ont encore d'autres valeurs, que nous appellerons 'secondaires', lorsque leur valeur 'primaire' a atteint ses limites - c'est-à-dire lors qu'elles ont cessé de servir aux besoins de l'administration et des citoyens en relation avec l'administration. Ce sont ces valeurs secondaires, ou valeurs de recherche, qui intéressent surtout les archivistes, car c'est précisément pour elles que sont créés les services d'archives, en opposition aux dépôts de papiers administratifs ou 'record centers'.
Examinons brièvement ces valeurs secondaires.
Lorsque leur période d'utilité courante est terminée, les documents publics peuvent encore présenter un intérêt pour l'administration qui les a produits, même s'ils ont été versés dans un dépôt d'archives, car ils contiennent des informations qui peuvent être nécessaires aux fonctionnaires désireux de se renseigner sur des problèmes de procédures et de politique sociale ou économique, afin d'assurer la continuité de l'action administrative. La conservation des documents de base concernant l'organisation et le fonctionnement de l'administration est donc une nécessité pratique, aussi bien pour les besoins présents que pour les besoins futurs des services publics. Ce n'est pas là seulement une marotte des historiens et des érudits ; Sir Hilary Jenkinson, le plus célèbre des archivistes anglais, remarquait, dans un rapport sur les archives de la Jamaïque, que "quand les documents cessent d'être utilisés de façon courante, leur conservation devient une question d'intérêt national, car ils peuvent seuls guider de façon sûre la conduite future des affaires. Il ne s'agit donc pas d'un luxe, ni d'un simple voeu des érudits, mais d'une nécessité absolue".
Cependant la principale raison pour laquelle les archives publiques doivent être conservées dans une institution spécialisée est leur utilité pour la recherche savante. Elles sont la base indispensable de toute étude sur l'histoire politique, sociale et économique d'un pays. Elles servent àtoute sorte de catégories de recherches : histoire, économie, démographie, sociologie, technologie, science, biographie, généalogie, pour ne nommer que les plus importantes. Or, si l'on s'accorde généralement à reconnaître la valeur des anciennes archives pour la recherche, l'intérêt des documents modernes est souvent considéré comme négligeable par ceux mêmes qui les produisent. Cette façon de voir a duré longtemps, même parmi les collectionneurs de documents historiques. Voici presque un siècle, un bibliothécaire américain observait que les bibliothèques historiques "ne font aucun effort pour acquérir les documents de l'histoire d'aujourd'hui, ou ne le font que de façon sporadique. Elles se préoccupent uniquement de recueillir ce qui aurait dû être conservé dans le passé, et ainsi, en s'efforçant de remédier à la négligence de ceux qui auraient dû assurer la sauvegarde des annales de leur temps, elles commettent exactement la même erreur pour notre propre époque". Les documents administratifs d'aujourd'hui contiennent des masses d'informations qui seront utiles aux chercheurs de l'avenir et qui ne se trouveront pas ailleurs, sur les personnes, sur les institutions, sur les localités, sur les conditions sociales et économiques, et même sur des phénomènes physiques.
Les archives personnelles, ainsi que celles des entreprises privées et des différentes sortes d'organisations et associations, constituent un complément important des archives publiques. Si l'information qu'elles contiennent est peut-être moins authentique et moins sûre, elles ont d'autres qualités; sur un sujet donné, elles peuvent fournir des renseignements plus précis, plus colorés, et surtout plus révélateurs que ce que l'on trouve dans les documents officiels. Les ouvrages historiques qui les utilisent sont fréquemment plus intéressants et plus agréables à ire que ceux qui sont fondés uniquement sur les archives publiques.
Le problème qui se pose aux archivistes est le suivant : comment apprécier la valeur des documents pour la recherche, comment opérer une sélection dans la masse des documents publics et privés ? L'archiviste a pour fonction essentielle de réduire cette masse à des proportions raisonnables, car tout ne peut pas être conservé. Une réduction de la quantité d'archives publiques, en particulier, est nécessaire aussi bien pour les besoins de l'administration que pour ceux de la recherche. "Même les avocats les plus convaincus de la conservation des documents historiques", pour citer une brochure publiée par le Public Record Office d'Angleterre, "en viennent àcraindre que les historiens de l'avenir, lorsqu'ils étudieront notre époque, ne soient noyés sous la surabondance des documents".
Malheureusement, la sélection des archives ne peut pas se faire selon des critères stricts et précis. Il n'existe pas d'instrument qui permettrait de mesurer automatiquement la valeur des documents. Tout ce qu'on peut faire est d'élaborer certains principes généraux applicables au tri des archives pour servir de guide à l'archiviste au milieu des périlleux écueils de cette délicate opération.
Même ces principes ne peuvent pas être suivis de façon absolument rigide. Les archivistes de différents pays doivent utiliser des critères différents et des procédures différentes pour trier les archives, car les problèmes ne sont pas les mêmes dans les pays où il existe un système officiel de 'registry' ('enregistre ment', 'Registratur') et dans ceux qui utilisent le système américain de classement des dossiers. Dans chaque pays particulier, les critères de sélection sont différents selon qu'il s'agit d'archives nationales, régionales ou locales, car des documents peuvent être dépourvus d'intérêt au niveau national mais se révéler importants pour l'histoire régionale ou locale. Les critères sont aussi différents pour les archives publiques et les archives privées, ces dernières étant en général moins volumineuses et d'un intérêt plus concentré. Enfin, on ne trie pas selon les mêmes critères les documents des différentes périodes, car ce qui est intéressant pour le passé est parfois sans valeur pour le présent.
Comme premier principe général, je suggérerai qu'une limite chronologique soit fixée, avant laquelle toutes les archives, aussi bien publiques que privées, seraient conservées. Cette règle a été formulée en 1901 par H.O. Meissner, alors chef des Archives d'État privées de Prusse, sous la forme d'un dicton : "l'ancienneté est digne de respect dans les archives", - on peut préciser : parce qu'elle va de pair avec la rareté. Dans la plupart des pays des dates-limites pour le tri ont ainsi été définies : 1700 en Allemagne, 1750 en Angleterre, 1830 en France, 1861 en Italie. La date italienne correspond d'assez près, par une coïncidence historique, avec celle qui a été adoptée par les Archives nationales des Etats-Unis, où presque tous les documents antérieurs à la Guerre de Sécession (qui commença en 1861) sont conservés intégralement. Pour les pays des Caraïbes, je pense que 1900 serait convenable comme date-limite, car le climat n'y est pas favorable à la conservation du papier, et le souci de conserver les archives ne s'y est manifesté que récemment dans la plupart des pays.
Le second principe que je propose est que les archives privées soient conservées intactes lorsqu'elles sont confiées à une institution d'archives. Aux Etats-Unis, beaucoup d'institutions - bibliothèques, sociétés savantes, services d'archives - s'efforcent de recueillir des archives privées ; on les compte par milliers. On y trouve des correspondances, des agendas, des mémoires, des livres de comptes, et toute sorte d'autres documents créés par des individus, des entreprises, des églises, des écoles, etc. Les bibliothèques d'universités, en particulier, ont commencé à mener une action programmée en ce sens voici quelques dizaines d'années. Robert B. Downs, célèbre bibliothécaire américain, a observé que les documents d'archives privées, "autrefois négligés sauf dans quelques cas exceptionnels, sont maintenant, dans certaines régions du pays, plus recherchés que les ouvrages imprimés". Il ne s'agit pas seulement de documents anciens ; ce sont souvent, au contraire, des documents très récents, car la recherche, aux Etats-Unis, s'intéresse aux époques de plus en plus récentes, au point que tous les aspects de la société contemporaine sont devenus des sujets d'étude.
Deux critères doivent être pris en compte pour trier des archives privées, mais ils sont à appliquer avec discernement : le premier est celui du caractère 'unique' de l'information contenue dans les documents, le second celui de leur importance.
Par caractère 'unique', nous entendons que l'information ne se trouve pas ailleurs, ni dans des documents manuscrits, ni dans des ouvrages imprimés. Pour s'assurer de ce fait, l'archiviste doit connaître ce qui se trouve dans les livres, les journaux et autres publications, et dans d'autres fonds d'archives privées conservés ailleurs ; en bref, il doit être un véritable expert sur le sujet que concernent les documents à trier, et être familier avec toutes les sources d'information qui s'y rapportent.
Quant à la notion d"importance' des documents, elle se réfère tant à la personnalité de leur auteur qu'au sujet dont ils traitent. Il va de soi qu'il faut conserver tous les documents créés par les grands personnages de l'histoire d'un pays, ou les concernant. Une bonne connaissance de l'histoire permet aussi d'identifier les personnages dont l'influence sur le cours de l'histoire, même si elle est moins essentielle, a été néanmoins notable. S'il s'agit d'archives d'institutions, par exemple d'une église ou d'une université, il faut conserver les documents concernant les personnes qui ont joué un rôle significatif dans le développement de ces institutions, même s'il n'est pas toujours facile de les connaître. Il faut aussi conserver les documents qui concernent des événements ou des phénomènes importants, ou des sites ou édifices spécifiques.
Ce double critère d"unicité' et d"importance', utile pour le travail d'évaluation, doit cependant, je l'ai déjà signalé, être appliqué avec prudence. Beaucoup de documents sont 'uniques' en ce sens qu'ils reflètent un point de vue personnel qui ne se trouve nulle part ailleurs ; c'est pourquoi les documents relatifs à des opinions, des réactions, des idées politiques ou autres, valent en général la peine d'être conservés. Cela a été bien souligné par Phyllis Mander Jones, ancienne directrice de la Bibliothèque Mitchell en Australie, qui notait que, plus que les archives publiques, "les archives privées mettent le chercheur en contact direct avec leur créateur, car elles reflètent en général les sentiments et les préjugés humains", et que de leur côté "les archives des entreprises privées offrent souvent un ensemble d'informations vivantes sous une forme concentrée".
Le critère d"importance', lui non plus, n'est pas absolu, car ce qui peut paraître important à un chercheur sera sans intérêt pour un autre. L'historien américain Justin H. Smith a observé que "bien des choses qui sont couramment qualifiées de fatras ou de paperasse sont précieuses pour certaines recherches, et que tels documents qui nous semblent aujourd'hui insignifiants peuvent revêtir demain une grande importance". Les archives de gens modestes, de fermiers, de boutiquiers, d'ouvriers, sont importantes pour les études d'histoire économique et sociale, d'autant plus qu'elles sont généralement rares, car elles sont rarement conservées par leurs créateurs.
Passons maintenant aux principes qui doivent régir le tri des archives publiques.
I. Le premier principe est que l'utilité des documents pour le travail courant des services qui les produisent ne peut être déterminée que par ces services eux-mêmes. Il en résulte que les services doivent conserver par-devers eux leurs dossiers aussi longtemps qu'ils en ont besoin pour des raisons administratives, juridiques ou fiscales, c'est-à-dire jusqu'à ce que leur intérêt pratique pour l'administration soit épuisé.II. Second principe : les archives publiques doivent être évaluées en fonction des preuves qu'elles fournissent de l'organisation et du fonctionnement de l'organisme qui les produit. Autrement dit, seront àconserver les documents qui renseignent sur les débuts de l'organisme producteur, sur son organisation interne, l'impact de son action sur le public, son expérience dans l'accomplissement des tâches qui lui sont confiées, les procédures qu'il a adoptées, les moyens dont il a disposé pour faire face à ses responsabilités, ses réalisations enfin. Seule la conservation de ces documents permettra au public de pouvoir apprécier l'action du gouvernement et de l'administration, comme il se doit dans un pays démocratique.
Dans le gouvernement fédéral des Etats-Unis, les documents qui doivent être ainsi conservés à titre de preuves ('valeur probatoire') appartiennent àtrois catégories. Aux Caraïbes et dans d'autres pays, les définitions pourront être différentes, mais il me parait utile d'exposer un peu en détail le système américain, ne serait-ce qu'à titre d'exemple.
1. Exemplaires-types de documents répétitifs
Il s'agit de conserver un jeu complet des documents de caractère répétitif relatifs aux sujets suivants :
a) politique générale de l'organisme et règles de procédure, origine et développement de l'organisme, tels que : recommandations, justifications, avis, commentaires de fond. Notamment, un jeu complet des circulaires adressées par la direction centrale de l'organisme à ses différentes branches et services sur la politique et les procédures doit être conservé par les archives ;b) organigrammes, annuaires, notes de service relatives à l'organisation interne, tous documents indispensables pour connaître la structure de l'organisme et les responsabilités des fonctionnaires qui y travaillent ;
c) rapports et statistiques sur le fonctionnement et les réalisations de l'organisme, qu'il s'agisse de rapports annuels détaillés ou de rapports périodiques plus succincts. S'il existe des documents de caractère narratif sur l'histoire de l'organisme, ils doivent aussi être conservés avec soin, car ils sont souvent plus intéressants que les rapports annuels officiels ;
d) publications et documents d'information pour le public : communiqués de presse, conférences de presse, discours officiels, brochures d'information, etc.
2. Documents concernant la politique générale de l'organisme
Tout service d'archives doit s'efforcer de conserver les documents qui renseignent sur l'action des organismes publics à leur plus haut niveau, ce que j'appellerai, faute d'un terme plus précis, les archives de politique générale. J'entends par là les documents qui sont relatifs à la politique de l'organisme telle qu'elle se décide au sommet, à ses programmes d'ensemble, aux problèmes de gestion, aux relations avec d'autres administrations ou avec des organismes ou entreprises non publics, aux activités de recherche, au contrôle interne de l'organisme lui-même rapports d'inspection, etc. -, aux prévisions à court, moyen et long terme, à l'élaboration des stratégies et procédures de l'avenir. Ces documents, indispensables pour la connaissance des politiques administratives plus que des réalisations proprement dites, incluent les catégories suivantes :
a) documents faisant autorité pour la définition des fonctions, tels que lois, arrêtés, décisions juridictionnelles, opinions de juristes, interprétations de textes officiels, règlements, etc. ;b) ordres du jour, minutes et procès-verbaux des réunions de chefs de service et des réunions du conseil de direction, y compris les documents qui y sont soumis ;
c) même chose pour les réunions entre administrations ou avec des organismes extérieurs à l'administration ;
d) documents budgétaires, y compris les rapports et pièces justificatives.
3. Documents sur les fonctions spécifiques
Il faut tenter de conserver, pour chaque administration, les documents qui montrent comment son programme d'action est mené à bien. Pour cela, l'archiviste doit sélectionner soigneusement ce qui renseigne sur l'action menée par les services dans leur domaine spécifique.
Nous sommes ici sur un terrain difficile, car presque tout document est le produit d'une action et renseigne sur elle. Il faut donc déterminer d'abord quelles actions valent la peine d'être documentées, ensuite quelle quantité et quel genre de documentation méritent d'être conservés sur elles. Les critères qui peuvent nous guider dans ce domaine sont les suivants :
a) Il faut analyser le caractère des fonctions et des activités, selon qu'elles sont 'd'intérêt général' (substantive) ou 'd'intérêt interne àl'administration' (facilitative). Les activités d'intérêt général sont celles qui se réfèrent à la mission spécifique de l'administration, autrement dit aux fonctions et attributions qui lui sont propres ; les documents qui s'y rapportent doivent être conservés à titre permanent. En revanche, les activités d'intérêt interne, qui ne conservent que le fonctionnement propre de l'administration et qui n'ont qu'une incidence marginale sur son action extérieure, produisent des documents qui ne valent que rarement la peine d'être conservés : en effet, les feuilles de paie, bons de transport, bordereaux de matériel, etc., qui constituent l'essentiel de ces documents de gestion interne, sont pratiquement les mêmes partout et ne fournissent guère d'informations sur l'action de l'administration proprement dite.b) Il faut ensuite analyser l'ensemble de la documentation sur chaque fonction ou activité spécifique. Chaque action est généralement suivie àdifférents niveaux de l'administration, depuis le sommet où se prennent les décisions jusqu'à la base où se fait l'exécution. C'est à la base qu'on voit l'effet concret de l'action administrative, en relation avec des personnes ou des objets déterminés. On ne doit donc pas sélectionner les documents au hasard, mais s'efforcer de conserver ceux qui renseignent sur l'ensemble d'une action donnée.
A cette fin, il est nécessaire d'analyser les dossiers à chaque niveau, de façon à déterminer quels sont ceux qui contiennent l'information la plus substantielle et la plus globale ; quand on peut disposer d'un rapport récapitulatif généralement au sommet de la hiérarchie -, celui-ci donne en général une information d'ensemble sur le sujet concerné.
c) Il est souhaitable de conserver les documents qui montrent comment une fonction donnée est exécutée de façon habituelle. L'accent est mis ici sur le caractère 'banal' ou 'normal' de la procédure. Quelques dossiers de règlement de conflits du travail, par exemple, peuvent suffire pour renseigner sur l'ensemble de ces conflits. De même, les dossiers d'un bureau au bas de la hiérarchie administrative sont révélateurs de la moyenne des bureaux de même niveau. C'est ainsi que, pendant la seconde guerre mondiale, quelques bureaux de l'Office du Ravitaillement (price and rationing boards) ont été désignés comme 'bureaux à archives' (record boards), dont les papiers ont été conservés à titre d'exemple par les Archives nationales.d) Il est enfin nécessaire de conserver les documents qui illustrent certains aspects inhabituels ou exceptionnellement significatifs du fonctionnement et de l'activité d'une administration. Le règlement de tri du Public Record Office d'Angleterre prévoit la conservation des "documents relatifs aux événements importants, nationaux ou internationaux, ou aux faits qui ont donné lieu à des controverses ou à des débats au plan national". Ajoutons-y les documents concernant les actions administratives qui ont eu une importance particulière pour l'administration elle-même ou dont le retentissement public a été notable, et celles qui se situent en-dehors de la norme habituelle, même s'il ne s'agit que de problèmes de gestion interne.
III. Le troisième principe est que les archives publiques doivent être évaluées en fonction de l'information qu'elles contiennent sur les personnes, les objets et les événements. Par 'personnes' nous entendons personnes physiques ou personnes morales ; par 'objets', les lieux, édifices, objets physiques ou naturels, etc. ; par 'événements', tout ce qui arrive aux personnes ou aux choses : problèmes, activités, programmes, épisodes, etc. Il s'agit ici de sélectionner les documents selon leur valeur d'information, non sur l'administration elle-même, mais sur l'objet de son action. La plupart des grandes séries des Archives nationales des Etats-Unis, par exemple, sont conservées surtout pour la documentation qu'elles fournissent sur d'autres sujets que le fonctionnement de l'administration : ainsi les listes de recensements, les registres matricules militaires, les dossiers de pensions, les listes de passagers de navires, les titres de propriété foncière.
La valeur des documents pour la recherche est très difficile à apprécier. Une brochure des Archives nationales des Etats-Unis, intitulée Le tri des archives publiques modernes (The appraisal of modern public records) donne quelques indications à ce sujet. En règle générale, les éléments à prendre en compte pour le choix sont : 1°) le caractère unique des documents, 2°) la facilité de leur utilisation, 3°) l'importance de l'information qu'elles contiennent. Ces critères sont examinés ci-dessous, appliqués respectivement aux documents concernant les personnes, les objets et les événements.
1. Documents concernant les personnes. Pour le tri des archives concernant les personnes, je recommande les actions suivantes :
a) Conserver tous lés documents relatifs aux personnes importantes (physiques ou morales), si on peut les identifier et les isoler facilement ; mais ne pas conserver des séries entières de documents individuels sous le prétexte qu'ils peuvent, peut-être risquer de concerner des personnes importantes.b) Conserver les documents qui contiennent une information concentrée, soit sur un ensemble de personnes, soit sur une personne en particulier. Par exemple, les listes nominatives de recensements donnent des renseignements utiles pour un grand nombre d'études ; les enquêtes sur l'emploi ou sur les origines ethniques d'un groupe de population sont aussi des mines d'information sur des ensembles de personnes.
c) Conserver des spécimens, ou échantillons statistiques, des dossiers individuels sur des groupes de personnes, par exemple par catégories professionnelles, par religion, etc., et des dossiers sur des entreprises, les organisations syndicales, etc., s'ils sont utiles pour les recherches d'histoire économique et sociale, et s'ils constituent la seule source d'information disponible sur ces catégories.
d) Parmi les documents relatifs aux droits individuels, conserver seulement dans les archives ceux qui concernent les droits fondamentaux, par exemple la citoyenneté. Les autres, par exemple ceux qui concernent les pensions de retraite et la sécurité sociale, doivent rester dans le service qui les a produits, aussi longtemps que ce service en a besoin, mais n'ont pas à être versés aux archives. On ne conserve pas non plus les innombrables documents relatifs à des droits limités dans le temps, par exemple les contrats, au-delà de leur durée légale.
2. Documents concernant les objets. Pour le tri des documents concernant les objets, je recommande de conserver les documents relatifs aux terrains, en raison de leur intérêt potentiel pour l'exploitation minière, les études géologiques et topographiques, la propriété foncière, etc.
3. Documents concernant les événements. Pour le tri des documents concernant les événements, je propose les lignes d'action suivantes :
a) Conserver les documents relatifs aux événements importants, phénomènes notables, épisodes caractéristiques, etc.b) Conserver les documents qui, dans leur ensemble, sont utiles pour l'étude des conditions sociales, politiques, économiques et autres, à condition qu'ils soient la seule source d'information sur ces sujets. Si ces documents sont trop nombreux pour être facilement exploitables par les chercheurs, on en conservera un échantillon statistique, ou des spécimens adéquats.
Le Public Record Office d'Angleterre a défini des règles énumérant les différentes catégories de phénomènes pour lesquels il faut conserver les archives :
- tendances et évolution dans le domaine économique, social, politique et autres, surtout si les documents contiennent des éléments statistiques non publiés par ailleurs ou des séries de données chiffrées couvrant une longue période ou une vaste zone ;- aspects les plus importants de la recherche et du développement scientifique et technique ;
- événements locaux sur lesquels la documentation a peu de chances de se trouver au niveau national;
- résumés ou documents récapitulatifs d'événements couvrant une vaste zone.
De nos jours, la plupart des événements importants sont traités dans les média ou dans des publications qui fournissent un grand nombre d'informations. Il est donc souvent moins nécessaire de recourir aux documents d'archives, dont la passe et la complexité constituent de plus en plus un obstacle à la recherche.
En conclusion, je dirai que le tri des archives est d'abord une affaire de travail d'analyse ardu. La sélection des documents à conserver ne se fait pas par intuition ou par des suppositions arbitraires quant à leur valeur ; elle doit être au contraire fondée sur une analyse approfondie du fonctionnement et des attributions de l'organisme qui les a produits, et sur une parfaite connaissance de la documentation existant ailleurs sur le même sujet. L'analyse est l'essence même du tri archivistique. Un tri n'est valable que dans la mesure où l'archiviste a étudié dans quelles conditions les documents ont été créés et pris connaissance des autres sources, publiées ou manuscrites, qui sont disponibles pour compléter ou suppléer les archives à trier.